Une histoire de Noël, qui commença pour moi le 8 septembre 2017

J’aimerais vous raconter une histoire que j’ai vécue. On pourrait croire que c’est une histoire de Pâques, parce que la mort est transformée en vie. On pourrait croire à une histoire de Noël, car l’Évangile de Jean commence avec « Au début était le verbe. Et le verbe s’est fait chair ». Ainsi, dans l’histoire il s’agit des mots, qui permettent la Vie parce qu’ils sont exprimés. 

Cependant c’est une histoire qui n’aurait pas eu lieu sans le jumelage entre Moutiers et Althengstett ; sans qu’on puisse l’imaginer. En effet, grâce au récit des visites des Allemands à Moutiers et vos visites à Althengstett, vous avez construit votre propre confiance et notre histoire commune s’est construite. L’Histoire n’est pas envisageable sans Bernard et Jacqueline Martineau, avec leurs filles germanistes, car ils ont une importance particulière ; mais ce serait une autre histoire, et ici je raconte seulement mon point de vue.  

Toujours est-il que j’ai passé des vacances au début septembre 2017 avec ma famille à Moutiers, notre commune jumelée en France. Le dernier jour des vacances, le 8 septembre 2017, un Français m’a invité, avec sûrement une urgence pour discuter. Ma femme et moi devions donc rencontrer Jacques, qui en avait besoin. Bernard Martineau nous y conduit et resta à la discussion. Il peut alors certifier de tout.  

Un imposant monsieur, très souriant, nous accueillit. Il nous raconta son histoire :

Il est né en 1944. Son plus vieux souvenir est dans une famille d’accueil, où il a grandi avec d’autres orphelins de guerres. À l’âge de cinq ans environ, il a été enlevé de là-bas : c’était la sœur de sa mère, et il devait grandir chez sa grand-mère. Il raconta : « Quand j’arrivais avec ma tante le soir en autobus, plus de vingt villageois sur la place du village m’attendaient ». Ils voulaient voir le « bâtard » et « me regardaient comme un animal dans un cirque, comme une bête de foire ». À l’école, il devint le « Boche », donc insulté comme le « fils de pute » ; aujourd’hui nous parlerions de harcèlement. À l’âge de dix ans, il ne parlait plus, et perdait l’usage de la parole. Les professeurs (il était dans une école religieuse) comprenaient les rapports compliqués ; et lui épargnaient la cour de récréation, lui donnaient des cours particuliers. Il termina sa scolarité et devînt plâtrier. Pour son apprentissage, il alla dans la ville où sa mère et sa famille vivait. Il passait son temps scolaire dans la famille de sa mère et les vacances chez une grand-mère, dans un village. Sa mère n’avait pas de gestes attentionnés envers lui, il ne l’appelait même pas Maman. Sa demi-sœur apprit beaucoup plus tard que cet enfant était un enfant de leur mère, elle le considérait comme un cousin. 

Il connaissait donc la femme qui lui avait donné la vie, mais qui ne voulait pas avoir de relations émotionnelles avec lui. Il ne connaissait pas son père, mais pouvait imaginer que c’était un allemand, un Nazi. Il se maria tôt et poursuivit une vie de couple heureuse. Il se mit à son compte comme plâtrier, a des enfants, des petits-enfants. Maintenant il est retraité, a son petit jardin, aide à la paroisse et est toujours actif. Son père absent, il le vit comme un blanc, mais sa mère répondait à ses questions ainsi : « ça ne te regarde pas ». Sur son lit de mort en 2011, elle lui donna un nom. Aux funérailles de sa mère, une vieille dame l’appela : « Jacques, tu ressembles à ton père ! ». Elle avait été  la plus proche amie de sa mère et raconta : « Maintenant que l’interdiction de parler de ta mère n’est plus, tu dois tout savoir : ton père était un soldat allemand, dans l’administration civile, et entre ta mère et lui c’était un grand et bel Amour. Ils voulaient se marier. Mais avant même qu’ils puissent le faire, il fût muté, se trouva en captivité et n’y eut plus de contact. »

Avec ce nom, il rechercha son père : mort à Hambourg en 1999, métier : secrétaire. Un contact avec son demi-frère de Hambourg fût pris, mais depuis 2016 celui-ci ne répondait plus à ses messages. Jacques voulait à tous prix se recueillir sur la tombe de son père, et souhaitait parler avec son frère allemand. Mais un nouveau rejet, cette fois du côté de la famille de son père, il ne pouvait plus le supporter. Il me demanda conseil : que devait-il faire ?  

Bernard, ma femme et moi l’avons encouragé: Peut-être pouvait-il d’abord venir à Althengstett à la stèle commémorative de Marian Tomczak et Helene Zipperer ? Car grâce à cette stèle et les explications du comité de jumelage  , il reconnaitrait l’amertume du long silence ; ou bien de se rendre directement à Hambourg sur la tombe de son père. Nous l’aiderons, nous lui en faisons la promesse, tous les trois. Jacques est indécis. 

Puis, en novembre 2017, un appel : « J’ai acheté des billets pour Hambourg, pour ma femme, ma sœur et moi. Pourriez-vous m’aider ? » Le 23 avril 2018, Jacques, son épouse et sa demi-sœur arrivèrent à l’aéroport de Hambourg où ma femme et moi les avons rejoints. Nous avions convenu d’une rencontre à 14h avec la famille de son demi-frère allemand, au restaurant. Là, les deux frères se sont rencontrés pour la première fois dans la vie. Deux heures plus tard, les deux frères se sont tenus devant la tombe de leur père, où le pasteur protestant nous accompagna. « Pour la première fois de ma vie, je suis en contact direct avec mon père. Sur sa tombe. » dit Jacques. Ensuite, nous avons traduit des heures entières. Leur père essaya de reprendre contact avec Jacques et sa mère, après la guerre, avant d’abandonner devant l’absence de réponse. Jacques ne l’a jamais su mais son frère allemand savait, depuis qu’il était enfant, qu’il avait des liens avec la France, sauf que sa famille allemande ne voulait également pas connaître cette histoire. Son père était secrétaire, secrétaire général du gros syndicat VERDI à Hambourg. Il reçut pour ses mérites le plus haut et unique ordre de la ville hanséatique, que son frère allemand offrit à Jacques. Le frère allemand étant malade, il s’est rendu au cimetière en fauteuil roulant. Dans les mois suivants, il se fit opérer plusieurs fois. Nous avons eu la chance de pouvoir le rencontrer à un moment où il était encore capable d’accompagner son frère sur la tombe de leur père. Mon épouse et moi sommes rentrés le lendemain à la maison, emplis du miracle qu’un Homme retrouve son père 74 ans après et retrouve son frère 70 ans après. 

Je suis presque à la fin, et bien sûr il reste de nombreuses questions : comment les autres personnes de l’histoire l’ont éprouvé? Peut-être que certains se posent ici des questions sur sa mère et pourquoi elle n’a rien voulu savoir sur lui ? La sœur de Jacques dit quelque chose à ce propos : « Ma mère était très affectueuse. Dans la famille de mon père beaucoup étaient dans la Résistance. Ils ont beaucoup souffert des Allemands. Et pendant que l’un a souffert des Allemands, l’autre a aimé un Allemand et l’enfant de cet amour allemand doit être intégré en 1949 à la famille ? »

« Je suis décomplexé ». J’ai perdu mon complexe, ainsi m’appela Jacques il y a environ six semaines. Je le laisse parler : « Je n’avais pas soupçonné quel pouvait être le fardeau et les connaissances manquantes de mon origine, mais depuis Hambourg la vie est beaucoup plus facile et je peux parler de tout. J’ai raconté mes origines et mon enfance à la famille de ma femme. Je l’ai raconté aux neveux et cousins de la famille de ma mère. Après en avoir parlé et raconté, après ce silence perpétuel, d’autres choses ont soudain commencé à bouger. Ainsi beaucoup de choses peuvent être dites et sont devenus énonçables. Je ne savais pas que je pouvais être si heureux. » 

Dr. Clemens Götz, Décembre 2018

Maire d´Althengstett, Allemagne

Traduction par Blandine et Clarisse Martineau

 

 

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